L'Etat voyou

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L'ÉTAT VOYOU  - CAROLINE BRUN, MARIE-CHRISTINE TABET,  ÉDITION ALBIN MICHEL, OCTOBRE 2014

Caroline Brun est journaliste, fondatrice de l'agence de presse Agence Forum News. Marie-Christine abet est grand reporter au Journal du Dimanche. Leur livre , L'Etat-Voyou vient de paraître chez Albin Michel.
Dans un livre enquête édifiant, L'Etat-Voyou, les journalistes Caroline Brun et Marie-Christine Tabet nous plongent au cœur d'une machine administrative française qui échappe aux citoyens et ne sert plus que ses propres intérêts

Votre dernier livre s'intitule l'Etat voyou ; vous n'y décrivez pas une dictature bananière, mais bien la France. Ce terme si connoté s'applique-t-il bien à l'Etat français? N'est-ce pas un peu exagéré ?

Caroline Brun et Marie-Christine Tabet: Comment qualifieriez-vous un Etat qui ment sciemment à ses administrés, paye ses fournisseurs quand il peut et non quand il doit, maltraite une partie de ses agents, s'exonère des lois qu'il impose aux autres ou les détourne à son profit, et n'endosse jamais la responsabilité de ses erreurs, ou de ses fautes, quand celles-ci finissent par être reconnues? Ce sont des comportements de voyou, ni plus ni moins! Alors certes, la France n'est pas la Libye, «L'Etat voyou» tel qu'on le qualifiait en géo-politique, mais cet Etat, le nôtre, mérite bien un carton rouge. C'est pourquoi nous avons choisi ce terme délibérément provocateur. Lorsque nous avons commencé cette enquête, nous avions l'ambition de comprendre pourquoi l'administration dysfonctionnait, pourquoi le citoyen avait très souvent l'impression d'être face à un mur dans ses démêlés avec la puissance publique, qu'il s'agisse de l'Etat ou des collectivités locales. Nous nous sommes aperçues que le péché d'incompétence ne suffisait pas à tout expliquer…

Vous décrivez différents types d'Etats: l'Etat-client, l'Etat-patron, l'Etat organisateur ou encore l'Etat justicier. En quoi ces différents types d'Etat ont-ils un «comportement» voyou ?

Commençons par l'Etat-client: pendant longtemps, avoir pour client l'Etat était une sécurité pour une entreprise, maintenant, c'est un risque. Comme si les prestataires étaient devenus une variable d'ajustement budgétaire! En fin d'année, il faut attendre que les crédits de l'année suivante arrivent, sinon, les factures qui sont présentées à ce moment-là tombent dans un «trou noir»… Plus grave, certains ministères commencent l'année avec des arriérés qui amputent une partie très importante de leur budget ; en cours d'année, ils se retrouvent donc à sec et ne paient plus personne… C'est le lot commun des tribunaux avec ce qu'on appelle pudiquement «les frais de justice». Le Figaro a fait la semaine dernière une page sur le tribunal de Laval en pointant qu'il accumulait 110 000 € d'impayés en septembre! Nous donnons d'innombrables exemples de ce style dans le livre, et dans tous les domaines.

Vous connaissez beaucoup d'armées au monde dont les troupes sont payées de manière aléatoire ?

 L'impayé, c'est la «vie courante» de l'Etat ?

Il y a les grands «plantages» informatiques de ces dernières années qui ont fait d'immenses dégâts collatéraux parmi les entreprises. Au nom de la modernisation - pour une part réelle - de l'Etat, on a mis à genoux des PME qui ont subi des impayés très importants et très longs… au moment même où le fisc ou les URSSAF restaient intraitables avec elles. Le nouveau système de comptabilité publique Chorus, qui s'est déployé de manière implacable dans tous les services de l'Etat, à partir de 2009, a ainsi fait d'innombrables victimes dont le préjudice réel n'a jamais été réparé. On peut en dire autant de Louvois, le système de gestion de paie des Armées que le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a fini par stopper net: mais là, ce sont les militaires eux-mêmes qui en ont fait les frais. Vous connaissez beaucoup d'armées au monde dont les troupes sont payées de manière aléatoire?

Ceci nous amène à l'Etat mauvais-employeur…

Oui, l'Etat est un bien mauvais DRH… Il paie les correcteurs du bac quand il y pense, il est en retard sur le privé en matière de lutte contre les discriminations ou de parité, il n'applique pas les nouveaux dispositifs en faveur des handicapés, il ne dégage jamais ses chefs «toxiques»… la liste des griefs est longue. Surtout, il exploite avec cynisme ceux qui, à la marge du système, le font tourner, en usant et abusant de CDD éternellement renouvelés, de vacataires ou de contractuels. Et chaque nouveau ministre de la Fonction publique fait son énième plan de résorption de la précarité… Les fonctionnaires eux-mêmes qui doivent mettre en place ces dispositifs iniques sont pris entre le marteau et l'enclume.

A part des mesures qui resteront anecdotiques dans leur application comme l'interdiction de fumer en voiture avec des enfants c'est toujours la même logique : comment faire rentrer de l'argent dans les caisses en se donnant bonne conscience ?

Au moment où Marisol Touraine présente un nouveau plan anti-tabac, vous accusez l'Etat de pratiquer le racket à grande échelle sous couvert de politique de santé publique. Pouvez-vous préciser?

Le livre a été imprimé avant le plan Touraine, mais cela ne change pas grand-chose au raisonnement. Ce que nous dénonçons, c'est le fait que l'Etat ne se préoccupe de santé publique qu'une fois par an: comme par hasard au moment du vote de la loi de Finances ou du budget de la sécurité sociale. A part des mesures qui resteront anecdotiques dans leur application - comme l'interdiction de fumer en voiture avec des enfants - c'est toujours la même logique: comment faire rentrer de l'argent dans les caisses en se donnant bonne conscience? On pense avoir suffisamment agi contre l'obésité en taxant les boissons sucrées, contre l'alcoolisme en pénalisant la consommation de bière, contre le tabagisme en augmentant régulièrement le prix du paquet de cigarettes. Mais il s'agit toujours d'un compromis entre le ministère de la Santé, qui aimerait par exemple prendre des mesures définitives contre le tabac, et le ministère des Finances, qui tempère ses ardeurs pour ne pas assécher une ressource de 15 milliards d'euros par an.

L'Etat dit toujours que l'argent des radars est réinvesti dans la sécurité routière, mais c'est faux : en 2013, il a même participé au désendettement de l'Etat, ou au règlement des emprunts toxiques !

La politique de sécurité routière procède-t-elle de la même logique ?

Ce qui nous a intéressées dans la politique de sécurité routière ce sont les tours de passe de l'Etat avec l'argent de la prévention et de la répression. Nous ne nions pas du tout le rôle que les radars ont pu jouer dans la diminution de la mortalité routière, ce dont tout le monde se félicite. Mais ils sont aujourd'hui devenus une cash machine. Près de 800 millions d'euros en 2013, soit 25% de plus que l'année précédente. C'est une manne très conséquente sur laquelle l'Etat ne souffre aucune discussion... Pourtant, beaucoup de ses agents échappent aux sanctions qui s'imposent à tous les autres automobilistes - et tout particulièrement la classe politique qui mérite globalement un zéro pointé. Et surtout, en faisant des radars l'alpha et l'oméga de la politique de sécurité routière, on laisse passer au travers des mailles du filet les vrais chauffards ou les publics à risque plus ciblés - les jeunes gens qui sortent éméchés de boîte de nuit sur une départementale, ceux qui utilisent leur portable sur l'autoroute ou qui sont victimes de somnolence après le déjeuner… Au lieu de se concentrer exclusivement sur des radars toujours plus modernes, d'abord parce qu'ils rapportent beaucoup, on pourrait améliorer les revêtements routiers qui pénalisent tant les motards, mieux éclairer certaines portions qu'on a au contraire plongées dans le noir pour des raisons franchement spécieuses, etc... Enfin, l'Etat dit toujours que l'argent des radars est réinvesti dans la sécurité routière, mais c'est faux: en 2013, il a même participé au désendettement de l'Etat, ou au règlement des emprunts toxiques!

Iriez-vous jusqu'à dire que loin de servir l'intérêt général, l'Etat n'a plus pour seule vocation que de se servir lui-même?

Le système tourne en rond, l'endogamie de la haute fonction publique fait des ravages, et la tradition d'hyper contrôle de l'Etat omnipotent a vécu. L'intérêt général est comme perdu au milieu d'une somme d'intérêts particuliers qui pousse chaque décideur public à biaiser avec les règles et - n'ayons pas peur du mot - la morale. Ces «petits arrangements entre amis» de la sphère publique, le citoyen, l'usager, le contribuable qui en subissent les conséquences ne peuvent plus les supporter.

«Si l'Etat est fort, il nous écrase. S'il est faible, nous périssons»: vous citez ce mot de Paul Valéry, en conclusion…

Le problème, justement, c'est qu'il est à la fois fort avec les faibles et faible avec les forts.

Dans ces conditions, comment réformer l'Etat sans le casser ?

La réforme de l'Etat se fera dans la douleur, à défaut d'avoir été lancée dans le consensus. Mais elle se fera. Il faut choisir une bonne fois entre le modèle libéral ou le modèle social-démocrate - c'est l'entre-deux qui est ingérable -, redéfinir le périmètre de l'intervention publique, et redonner des missions claires aux fonctionnaires qui sont à la fois victimes et bourreaux d'un système en roue libre. Nous ne donnons de leçon à personne dans ce livre: nous nous contentons de raconter la vraie vie des citoyens face à un système déchu perçu par beaucoup comme illégitime.